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La consommation de viande est devenue un marqueur clé sur la planète. D’abord symbole d’aisance financière des pays riches, la consommation de viande symbolise désormais mieux que tout autre produit notre rapport ambigu à l’environnement et au monde. Une expérience professionnelle dans un abattoir m’a appris comment les animaux étaient transformés en produits de consommation. J’en ai tiré 10 enseignements que je partage ici avec vous.
Abattoir : le mot fait frémir. Entre les vidéos choc des associations de défense des animaux et les reportages glauques que l’on voit parfois à la télévision, il est difficile d’en avoir une image positive.
J’ai eu la chance de pouvoir travailler dans l’un d’eux. Oui, cela peut paraître bizarre de parler de « chance », mais pour moi, chaque expérience, bonne ou mauvaise, est une chance d’apprendre et de progresser. En tout cas, cela m’a permis de me faire une idée personnelle sur la réalité de cette industrie.
Travailler dans un abattoir n’a pas été un choix pour moi, encore moins une vocation. Après avoir réalisé mes deux années d’études en communication à l’IUT de Dijon, j’ai du retourner chez mes parents dans le petit village de Frontenaud, en Bresse Bourguignonne. Ma maman était tombée malade d’un cancer et ne pouvait plus travailler dans l’entreprise familiale. Je suis donc venu en soutien pour travailler aux côtés de mon père pendant que ma mère suivait ses traitements. Cela a duré un an environ, avant que ma mère puisse se remettre.
À la suite de quoi, j’effectuais divers boulots en intérim pour gagner suffisamment d’argent pour me financer une nouvelle année d’étude à Grenoble. De cette manière, j’eus l’occasion de travailler pour l’entreprise Bigard à Cuiseaux.
Sommaire
- Le groupe Bigard
- Notre hypocrisie sur les abattoirs
- Mon expérience personnelle dans un abattoir Bigard
- Les 10 enseignements sur la consommation de viande que j’ai tirés de cette expérience
Le groupe Bigard
Un poids lourd de la viande
Créée en 1970 par Jean-Paul Bigard, l’entreprise est devenue en une génération le leader incontesté de la viande en France, voire en Europe. Initialement née en Bretagne (région qui élève à elle seule 57% des porcs français), l’entreprise compte aujourd’hui des abattoirs sur tout l’hexagone.
En rachetant successivement Charal, puis Socopa, le groupe Bigard est devenu progressivement un mastodonte de 28 abattoirs, de 4,4 milliards d’euros de chiffre d’affaire annuel, pour 1 million de tonnes d’animaux abattus chaque année. Un gros gros poids lourd.
Des positions qui hérissent les éleveurs
Comme toute société en position de leadership, le groupe Bigard ne se fait pas que des amis. Au milieu de la féroce concurrence internationale qui fait chuter les prix, le groupe négocie âprement le tarif des animaux. Lors des différentes négociations avec les syndicats d’éleveurs et le Ministère de l’Agriculture, Bigard joue le rapport de force. Sûr de son poids dans cette industrie, Jean-Paul Bigard refuse l’instauration d’un prix fixe pour les éleveurs.
Au bord de l’asphyxie, ces-derniers ne parviennent toujours pas à vivre de leur métier. Manifestations, appels au boycott, les éleveurs multiplient les actions pour sensibiliser l’opinion à leur cause et témoignent devant les étals des supermarchés, comme ici face à un journaliste de France Télévision :
« Le steak haché ici, c’est 16,30 euros ! Payé au producteur moins de 3 euros ! Vous trouvez ça normal, vous ? Nous, non : on n’arrive plus à vivre, tout simplement. »
Mais voila, avec plus de 14.000 employés, le groupe peut bomber le torse et dicter ses conditions, jusqu’à même snober les pouvoirs publics.
Dans un autre exemple des tensions agitant la filière, lors d’une audition à l’Assemblée Nationale portant sur les conditions de travail dans l’entreprise, certains députés se sont offusqués de l’attitude hautaine de Maxence Bigard (fils de Jean-Paul Bigard) et ont finit par se mettre en colère :
Des acquisitions en masse
Ogre affamé de croissance externe, Bigard acquiert des abattoirs dès qu’il en a l’occasion. Parfois en utilisant la force, comme le rachat de la Socopa pour lequel le groupe fut condamné à 1 millions d’euros d’amende. Parfois de manière particulièrement surréaliste, comme lors du rachat de Copvial SA en 2016 pour 1 euro tout rond.
L’échange retranscris par rue89 entre Jean-Paul Bigard et la Présidente de la Chambre de Commerce de Strasbourg au moment de l’acquisition est éloquent sur l’assurance de l’industriel :
« – Je suis venu avec un chèque de 1€ et je n’ai pas l’intention de mettre plus.
– Bon… Est-ce que vous vous engagez à investir dans les abattoirs alsaciens alors ? À reprendre les 180 salariés ?
– Non, je ne reprends que les 68 salariés nécessaires et je n’investirai que si ça vaut le coup. »
« Rien de nouveau dans l’univers sans pitié de l’économie », me direz-vous ?
Peut-être. En tout cas, cela donne le ton et permet de comprendre l’état d’esprit qui a propulsé cet industriel à la 166e fortune de France.
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Notre hypocrisie sur les abattoirs
Plusieurs associations et organisations non gouvernementales tentent de sonner l’alarme sur la condition des animaux d’élevage. Maltraitance des poules pondeuses, broyage des poussins mâles, conditions d’abattage indignes pour les bovins et les porcs, gavage terrifiant des oies… La liste est sans fin et dévoile la relation sauvage et irrespectueuse que nous avons envers les animaux.
Nier la mort
Au cours de notre histoire, tout n’a pas été aussi sombre. Élever et tuer des animaux pour se nourrir fait partie de notre culture d’êtres humains, que cela plaise ou non. Lorsque les hommes tuent eux-même un animal, ils peuvent nouer un profond respect pour la vie qu’ils enlèvent. Bien que difficile à faire, ôter une vie peut-être réalisé avec reconnaissance et humilité. Pourtant, l’industrialisation progressive de la société nous a déconnectés de ce qu’implique la consommation de viande. Peu d’entre nous ont déjà tué un animal pour s’en nourrir.
La mort est désormais niée et on tente collectivement de ne pas réaliser ce que représente notre consommation de viande. Même les packagings essaient de dédramatiser, parfois jusqu’à l’absurde, l’acte « d’acheter des animaux morts ». Comme sur cet exemple où des petits dessins bien innocents viennent évoquer des jeux d’enfants, bien ludiques, tous mignons et positifs :
Notre relation avec les animaux devient de plus en plus hypocrite. On aime le goût de la viande, mais on veut ignorer comment elle arrive dans notre assiette.
Manger de la viande ne nous dérange absolument pas tant que l’on peut oublier qu’il a fallu tuer ces bêtes à un moment donné. Lorsque l’on se rappelle que tuer est sauvage, nous tournons de l’œil et nous nous transformons en jeunes vierges effarouchées. 😉
« Oh mon dieu, mais quelle horreur ! »
« Mais c’est horrible ce qu’ils leur font subir ! »
Pour moi, il n’y a pas de « ils » qui tiennent. Nous devrions tous penser : « Mais c’est horrible ce que NOUS leur faisons subir ! »
La réalité met mal à l’aise
Les vidéos tournées en caméra cachée par l’association L214 sont révélatrices de notre hypocrisie. Ces vidéos, enregistrées anonymement dans des abattoirs français, montrent de manière crue la réalité de l’abattage et de l’industrie de la viande. Les animaux sont stressés, tués de manière plus ou moins rapide et plus ou moins barbare. Traités dans tous les cas comme de la marchandise et non comme des êtres vivants et sensibles. Le tollé dans l’opinion publique est à chaque fois énorme. Tout le monde est choqué. Les pouvoirs publics crient au scandale et les consommateurs sont outrés par ces monstres qui tuent des gentils animaux.
STOP ! Arrêtons d’être hypocrites !
Personne n’en avait rien à faire avant de voir les vidéos ! C’est pour moi le summum du cynisme.
Mais que pouvait-on croire ? Que les animaux allaient à l’abattage en sautillant gaiement ? Que l’on peut tuer sans faire souffrir ? Regardons enfin la réalité en face.
Oui, tuer implique du sang et de la souffrance. Oui tuer un animal le fait souffrir. Bien sûr que notre consommation industrielle de viande implique l’industrialisation des moyens d’abattage. Et surtout : bien sûr que les types qui abattent des animaux 7 heures d’affilées, pour que l’on puisse acheter la viande pas cher, finissent par déconnecter leur cerveau pour ne pas péter un plomb à la fin de la journée.
Attention, je n’excuse rien ici. Les personnes qui travaillent en abattoir n’ont pas à pratiquer des sévices sur les animaux pour passer leurs nerfs. Les abattoirs n’ont pas à rajouter de la barbarie sur la sauvagerie. Je tente juste de pointer du doigt notre propre responsabilité en tant que consommateur. C’est triste est difficile à accepter, mais nous sommes aussi responsables.
Si ces abattoirs existent, c’est pour répondre à une demande. Si nous cherchons toujours des produits à moindre prix, les conditions seront toujours plus dégradées.
Les personnes filmées par L214 doivent répondre de leurs actes devant les tribunaux. Mais nous aussi, en tant qu’acheteurs, nous devons assumer notre responsabilité. N’oublions jamais que l’industrie répond à une demande. Si ces dérives inadmissibles sont apparues, c’est parce que nous en avons fait notre affaire. Si les abattoirs se permettent cela, c’est parce que nous cherchons à ignorer comment la viande arrive dans notre assiette. Nous avons jeté un voile sur la réalité qui nous permet de ne penser qu’à ce qui nos intéresse : manger le plus possible pour le moins cher possible.
Il est donc urgent d’assumer notre responsabilité morale et de changer notre manière de consommer.
Le point de vue de Bigard sur les scandales provoqués par les vidéos d’abattoirs en caméra cachée
Jean-Paul Bigard (en tant que premier industriel) a été auditionné sur ce sujet à l’Assemblé Nationale dans le cadre de la commission d’enquête sur les conditions d’abattage. Son avis est des plus intéressants. Les questions des députés portaient sur trois vidéos réalisées par L214 dans trois abattoirs différents, dont celui de Mauléons qui a fait couler beaucoup d’encre. Les trois abattoirs visés n’appartenaient pas au groupe Bigard.
Défenseur de son propre outil de travail et de la consommation de viande, Jean-Paul Bigard porte naturellement un avis intéressé sur le sujet. Président de la fédération Culture Viande (syndicat français des entreprises des viandes), il défend les « bons » abattoirs (dont les siens bien évidemment), mais ne peut nier l’atrocité et les dérives dévoilées par L214. Cependant, sa façon de faire paraît un peu ambigüe, allant même jusqu’à insinuer que l’association a procédé à une possible « mise en scène » afin de tromper l’opinion publique sur l’une des trois vidéos. Voici ses propos :
« Monsieur le Président, je ne suis pas surpris de ce qu’il se passe et de ce qui a été vu sur les deux premiers sites. Sur le troisième je suis stupéfait de ce qui est montré, de ce qui est vu, au point de me dire qu’on n’est pas dans un schéma naturel.
J’ai une trentaine d’outils où des gens travaillent, je visite de très nombreux abattoirs en France et dans d’autres pays. Je n’ai jamais vu des opérateurs limite cagoulés en tête de chaîne. Je ne vais pas parler de mise en scène, en tout cas je veux dire que ce que j’ai vu là, je ne l’ai vu nulle part dans le cadre d’un mode opératoire. Les projections d’ovins, tout ce qui s’y déroule, c’est macabre. Je n’ai jamais vu cela de ma vie. Je ne l’ai jamais vu.
Dans les deux premiers cas, oui, malheureusement. Dans le troisième, c’est du jamais vu. Je m’interroge. Je m’interroge…Vous savez il y a trois quatre ans, l’abattoir de Metz qui appartient à Charal (groupe Bigard) a fait l’objet d’un reportage sur un téléphone portable. Reportage sauvage, caché, isolé. J’ai su ensuite comment cela s’était passé, quels étaient les garçons qui étaient opérateurs à l’époque. C’est très facile quand on veut démontrer que l’abattage doit cesser ou qu’il doit se faire dans d’autres conditions, de mettre en scène une vidéo inacceptable. On l’a vécu et c’est assez inadmissible. Pour revenir sur celui de Mauléons, non, non, non, ce qui se passe c’est du jamais vu. »
Pour lui la solution est simple :
« Il y a des règlements. Vous avez un classement des abattoirs : I, II, III. Pour les IV, soit il y a obligation de faire des travaux et ils perdent l’estampille sanitaire, soit il y a menace de fermeture. Au bout d’un an de constat si ça ne va pas, il faut fermer ces abattoirs, c’est tout. »
Je veux bien croire en sa bonne foi, mais de la même manière, je crois en la bonne foi de l’association L214. Fervents défenseurs des animaux, j’ai du mal à les imaginer maltraiter volontairement des animaux. Comploter en mettant en scène la souffrance des animaux et leur faire volontairement mal pour mieux les défendre me semblent difficile à imaginer. Faire sous-entendre à une mise en scène me paraît exagéré. D’autant plus que les abattoirs Bigard ne sont pas exempts de critique.
Selon Jean-Paul Bigard, les dérives auxquelles on assiste son dues aux éléments suivants :
La trop petite taille des abattoirs, dont les moyens et les équipements sont rudimentaires.
Dans ces petites structures, les employés sont peu nombreux et les quelques personnes en place sont souvent chargées de faire « un peu de tout » (abattage, administratif, etc.). Dans le même ordre d’idées, le trop grand renouvellement des employés chargés de l’abattage et leur manque chronique de formation posent un réel problème.
La maltraitance des animaux en amont de l’abattage. Selon lui, les animaux arrivent souvent à l’abattoir dans des « états physiologiques absolument invraisemblables ». Et cela même s’ils sont élevés en plein champ en France. Il y a pour Jean-Paul Bigard un réel problème de suivi vétérinaire du cheptel avant leur arrivée en abattoir.
Les abattages rituels Hallal et Casher qui ne respectent pas l’étourdissement des animaux requis par l’Union Européenne.
Pour vous faire votre propre opinion sur son audition, vous pouvez visualiser la vidéo complète ici.
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Mon expérience personnelle dans un abattoir Bigard
Comment j’ai été initialement confronté à l’abattage
Durant mon enfance, avant mon expérience professionnelle dans un abattoir, j’avais déjà assisté plusieurs fois à l’abattage d’un cochon. Dans le village où j’ai grandi, en Suisse, les familles se regroupaient souvent pour l’achat et le partage d’un cochon. Les hommes tuaient le porc, l’égorgeaient et le vidaient. Tout le monde participait ensuite à sa découpe, à la transformation de son sang en boudin, à la fabrication de saucisses, etc. Ces moments faisaient partie de la vie collective. Un grand repas était ensuite organisé sur l’une des places du village et nous mangions alors l’animal tous ensemble, avant que chacun ne congèle la part qui lui revenait. Bien que sans lien avec la vie religieuse (comme peut l’être l’abattage rituel du mouton chez les musulmans), ces moments ritualisaient le vivre ensemble.
Voir et entendre un porc se faire égorger permet de voir la réalité en face. Lorsqu’il crie, le porc émet des sons stridents qui font penser aux cris d’un enfant terrorisé. Impossible de rester insensible. Voir le sang couler et la vie s’enfuir m’a confronté très tôt à la réalité de la mort et à l’implication de nos actes.
Malheureusement, consommer de la viande nécessite de tuer un animal qui n’a rien demandé, il faut donc le faire avec respect et humilité.
Mon travail pour les abattoirs Bigard
Mon travail en tant qu’intérimaire chez Bigard ne m’a pas été présenté comme un travail de boucherie, mais comme un travail à l’usine. L’usine de Cuiseaux ne traite que les bovins. C’est la principale entreprise du village.
Voici une vidéo réalisée par l’entreprise Bigard pour ses campagnes de recrutement. Le ton est promotionnel.
Dans mon expérience, j’ai trouvé personnellement que tout était propre, très organisé et très cadré. Le ton entre employés était cordial, mais pas amical comme on peut le voir sur la vidéo. Celle-ci est clairement une publicité. Peut-être que certains vivent une expérience magnifique en travaillant à l’usine ? En tout cas, la plupart des personnes avec qui je bossais n’avaient pas le choix de faire les 3/8 en bossant à la chaîne. Et rare étaient ceux qui voyaient cela comme une source d’épanouissement personnel…
Dans tous les cas, cette vidéo vous permettra d’apercevoir certains outils de production :
Si vous le souhaitez, une autre vidéo est disponible, mais n’est visible que sur le site Bigard.
Mon premier poste a été sur la chaîne de tri des morceaux découpés. Un tapis roulant avance à toute vitesse. Il faut reconnaître les différents morceaux de viande qui arrivent, pour les trier par qualité et les ensacher. Incapable de reconnaître correctement les différents morceaux et de suivre la cadence, je fus rapidement affecté à un autre poste. J’atterrissais donc à l’aponévrose.
Ce nom un peu barbare désigne l’enveloppe fibreuse des muscles que l’on ôte avant de vendre la viande.
Chez Bigard, cela désignait de manière globale les cartilages, les fibres ou graisses présents dans un animal et que l’on enlève pour le consommateur.
Les différents bouchers présents sur la chaîne préparent la viande. Lors de la découpe, ils enlèvent toutes les parties blanches qui n’intéressent pas les consommateurs. Cette opération se fait à l’aide de couteaux, ou à l’aide de râpes cylindriques rotatives qui tournent sans arrêt et sur lesquelles les bouchers posent juste la viande pour arracher ces parties blanches.
Ces petits déchets, la fameuse aponévrose, sont accumulés dans des bacs posés par terre, que j’étais chargé de vider. Mon rôle consistait donc à faire le tour de la chaîne de découpe pour vider ces bacs. Il fallait ensuite empaqueter cette aponévrose par cartons de 40 kg afin de l’envoyer vers sa destination finale : la chaire à saucisse. Eh oui, les saucisses ou merguez de supermarchés sont fabriquées avec les déchets d’aponévrose et très très peu de viande…
Bon appétit !
Mes impressions personnelles
On me dit souvent que travailler dans ce type d’endroit doit être écœurant, entre les odeurs ou la vision du sang. En fait pour moi cela ne l’était pas du tout. Travaillant en équipe en 3/8, j’y étais confronté à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Mais l’usine est très froide (de mémoire -2° C), il n’y a donc pratiquement pas d’odeurs. Et sur le poste où je me trouvais, il s’agissait du bout de la chaîne. Le sang avait été récupéré et traité depuis longtemps. Ce n’était donc pas sanguinolent.
Les étapes d’abattage
J’ai eu la chance de pouvoir visiter la totalité de la chaîne de découpe de l’usine Bigard de Cuiseaux, ce qui est une opportunité peu courante. Tout est très cloisonné, encore plus la zone d’abattage. Mais j’ai pu la voir. Voici le processus, tel que je m’en souviens :
Tout d’abord, les animaux sont débarqués des camions et parqués temporairement dans des écuries en béton. On leur met du Mozart pour tenter de les déstresser.
Ils sont ensuite conduits dans un long couloir les obligeant à se retrouver seuls pour éviter de se blesser, guidés par de grandes barrières. Au bout du couloir, le poste du « tueur » (c’est la désignation qu’on utilisait, aussi appelé « sacrificateur »). Stoppées à cet endroit, les vaches sont tuées par un pistolet qui envoie entre les deux yeux une pointe en acier pénétrant le crâne jusqu’au cerveau. Inanimées, elles sont ensuite basculées sur le côté puis pendues par les pattes arrières. Si je me souviens bien, la cadence était d’une vache toutes les deux minutes (24/24h).
À partir de là, les vaches ne sont plus décrochées avant de terminer en steak haché quelques minutes plus tard. Pendues à un crochet qui avance tout seul sur un rail qui parcourt toute la longueur de l’usine, les vaches sont vidées de leur sang et progressivement découpées en fonction des différentes zones qu’elles traversent. Les carcasses se déplacent automatiquement, les ouvriers sont donc obligés de tenir la cadence et de terminer leur tache avant qu’elles ne quittent leur zone. Le sang et les abats tombent dans de grands entonnoirs encastrés dans le sol. Au sous-sol sous les entonnoirs, les ouvriers chargés des abats les conditionnent pour la vente. Le pire poste car l’odeur y est pestilentielle.
Les peaux sont ensuite enlevées, salées et entreposées dans de gigantesques entrepôts aux allures d’épouvantables cimetières. Là aussi, l’odeur est insoutenable. Ceux qui y travaillent ont le nez bien accroché.
Les carcasses passent ensuite au milieu des premiers bouchers. Perchés sur des élévateurs, équipés de grosses cottes de mailles et d’énormes scies circulaires, ils scient les carcasses dans une sorte de ballet mécanique pendant que ce qui était une vache quelques minutes auparavant traverse lentement leur espace.
Débités en morceaux toujours plus petits au gré du trajet de la chaîne, les morceaux de viande sont aiguillés automatiquement sur des tapis roulants. Chaque étape est spécialisée dans une action. Tout est optimisé, automatisé au maximum. Puis vient, presque en bout de chaîne, la petite découpe où je me trouvais. Le terminus de la plus grande partie de la viande.
La particularité de Bigard est également de vendre en son nom propre. Il ne s’agit donc pas que d’un abattoir, mais également d’un centre de production agroalimentaire. Certains morceaux partent donc dans des cartons pour les différents clients ou vont vers la zone de production. Là, sont fabriqués les steaks hachés, les saucisses, etc. Broyés, empaquetés, étiquetés, les morceaux de viande finissent dans la zone de surgélation (-30° C), pour le stockage avant l’expédition.
La vitesse à laquelle une vache arrive vivante et ressort en barquette est absolument ahurissante. Tout est fait pour maximiser les mouvements et optimiser la cadence. Pauses pipi comprises.
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Les 10 enseignements sur la consommation de viande que j’ai tirés de cette expérience
1. Il n’est pas possible de tuer proprement
Même avec toute la bonne volonté du monde, les cadences font qu’il faut tuer à la chaîne. Viser précisément entre les deux yeux sur une bête vivante qui bouge toujours un peu (même si elle est bloquée le plus possible) demande beaucoup d’habileté. Je conçois tout à fait que les ratés doivent être nombreux, même si les tueurs souhaitent abréger les souffrances de l’animal le plus rapidement possible.
De plus, ce poste fragilise psychologiquement ceux qui l’occupent. Tuer n’est pas anodin et ne devrait pas être un métier. Faire ça toute la journée, tous les jours de la semaine, toutes les semaines de sa vie n’est pas possible. Soit les gars abandonnent et finissent par rapidement changer de poste, soit ils se détachent psychologiquement pour ne pas péter un plomb et traitent le bétail de moins en moins comme des animaux et de plus en plus comme des objets…
2. Les gros abattoirs comme Bigard ont un niveau de norme plus élevé que les petits
Dans un gros abattoir, je me suis rendu compte que l’hygiène et les contrôles sont omniprésents. Peut-être qu’il arrive qu’un morceau tombe par terre et soit réintégré dans le circuit malgré les consignes. Mais cela reste marginal.
Le nombre très grand d’employés permet aussi d’éviter les dérives. Il est rare de se retrouver seul, ce qui fait que les personnes qui manqueraient de professionnalisme seraient vite repérées à mon avis. En tout cas, je n’ai jamais été témoin d’abus.
Par contre, j’ai été surpris de voir que l’alcool était accepté durant les pauses repas. Peut-être qu’aujourd’hui ce n’est plus le cas. Toujours est-il que lorsque j’y travaillais, les bouteilles de vin rouge étaient courantes, notamment sur les tables des sacrificateurs.
3. Les animaux sont tous stressés
Vous pouvez mettre autant de Mozart que vous le souhaitez dans les écuries pour tenter de détendre les bêtes, rien n’y fera. Lorsqu’elles arriveront dans le tunnel d’abattage, entendront le martèlement des sabots des bêtes qui viennent de mourir, ou les cris de celles qui agonisent, elles stresseront un maximum. Les animaux ne sont pas stupides et sentent très bien qu’ils vont se faire tuer. La tension et la peur sont donc palpables. Les vaches stressent, beuglent, se font dessus par terreur, ont le regard implorant, cherchent à s’enfuir, paniquent…
Tuer des animaux pour consommer de la viande et se soucier du bien-être animal semble difficilement compatible.
4. L’abattage rituel ne change rien
Certains pensent que l’abattage rituel est moins sauvage et plus respectueux. Un imam ou un rabbin vient prier et bénir l’animal, lui demander pardon et le remercier pour le don de sa vie qui va servir à nourrir des familles.
Au contraire, certains pensent que l’abattage rituel est plus sauvage parce que l’animal est égorgé au lieu d’être transpercé.
Ce débat de savoir quelle est la technique la moins douloureuse me semble impossible à trancher (à moins de le tester soi-même, ce qui bien sûr n’arrivera jamais). En tout cas, j’ai constaté que les conditions d’abattage sont les mêmes. Les cadences sont les mêmes. Le stress des animaux est le même.
Si cet abattage est réalisé chez soi en plein air par le père ou le grand-père, qui prend son temps, ressent un respect sincère et profond pour l’animal, les conditions sont surement favorables et positives et le stress beaucoup moins élevé. Mais pour la viande vendue en supermarché, pour moi, cela ne change rien.
Chez Bigard, certaines demi-journées étaient ainsi réservées aux abattages rituels. L’outil de production avait donc été adapté pour accélérer au maximum le débit et éviter le moindre temps mort. Au moment d’égorger l’animal, celui-ci était renversé brusquement la tête en bas pour présenter sa gorge au sacrificateur. Bonjour le stress. De plus, l’imam et le rabbin doivent respecter les cadences élevées et donc faire leurs prières à la chaîne. Sans vouloir les offenser, je doute que ces conditions soient favorables au recueillement et à la sincérité du respect ressentis lorsque c’est le 125e bovin que vous voyez défiler et beugler de terreur…
5. La vidéosurveillance ne sert à rien
Pour solutionner les atrocités filmées par L214, on entend souvent parler de vidéosurveillance qui permettrait de tout résoudre. Seulement personne ne regarde ces vidéos et aucun abattoir ne peut se permettre de financer un poste pour visionner des heures infinies de vidéos.
La preuve, le dernier abattoir épinglé par L214 est un abattoir de porc équipé de vidéosurveillance à la suite des premiers scandales.
Personne n’a le temps de visionner l’ensemble des vidéos et cela n’empêche pas du tout des employés peu scrupuleux de commettre des atrocités.
6. Porcs, bovins, caprins, chevaux : aucune différence
Quelques soient les animaux, les conditions d’abattage sont les mêmes.
7. Les saucisses et les merguez sont les pires produits transformés à manger
Grâce à mon expérience personnelle, je peux vous affirmer que vous devez absolument arrêter de manger les saucisses et les merguez de supermarché. Elles contiennent peu de viande et au contraire sont composées essentiellement de ce que vous considérez normalement comme des déchets…
8. Les aliments préparés ne contiennent pas toujours ce que l’on croit
Il est important de lire les étiquettes et de vérifier la composition des produits. Beaucoup de steaks hachés, par exemple, sont coupés aux céréales (essentiellement du soja) pour faire baisser les coûts.
Vérifiez donc toujours ce que vous consommez et s’il s’agit bien de viande. Le pourcentage de collagène vous indiquera par exemple le pourcentage d’aponévrose présent dans la préparation.
9. Les animaux méritent du respect, même lorsqu’ils sont dans notre assiette
Quand on sait que 25 à 40% des ressources alimentaires sont gaspillées dans le monde, on devient fou ! Dans ce chiffre, il y a bien évidement de la viande. Cela veut dire que beaucoup d’animaux ont été tués pour rien !
En tant que consommateur, nous devons donc avoir du respect pour les animaux dont ont a réclamé la mort pour se nourrir. Il faut donc le plus possible éviter de jeter de la viande à la poubelle.
10. La course aux prix bas accentue les problèmes
Si les animaux sont maltraités, s’ils sont considérés moins bien que nos derniers smartphones, c’est en partie dû à notre manière de consommer. En cherchant toujours moins cher, on pousse la totalité de la chaîne à faire des économies (en personnel, en formations, en équipements…). Si nous trouvons que la viande du petit boucher de quartier est trop chère, alors peut-être faut-il réfléchir à arrêter d’en manger…
Conclusion
Ce travail auprès de l’abattoir Bigard était une bonne expérience pour moi. J’ai pu découvrir un environnement et un milieu que je ne connaissais pas et me faire un avis personnel.
J’ai pris conscience de l’immensité du nombre d’animaux tués chaque minute pour notre plaisir. Pour autant, je ne suis pas devenu végétarien. Il m’a fallu pour cela vivre encore une autre expérience, auprès d’une coopérative d’élevage, pour comprendre définitivement qu’il n’était pas sain d’encourager ce système.
J’ai pu aussi être témoin des dérives de la mondialisation à travers cette expérience. Chaque matin, un camion de bovins vivants arrivait à l’usine Bigard directement depuis la Grèce. Il y avait bien sûr beaucoup d’autres camions, mais ces camions grecs me faisaient réfléchir. Faire traverser 6 pays (Macédoine, Serbie, Croatie, Slovénie, Italie et France) à ces vaches, sans savoir ce qui leur arrive et sans possibilité de sortir, devait les stresser un maximum ! Dans quel état d’épuisement arrivaient-elles ? Quelle folie que d’imposer tous ces kilomètres à des bêtes vivantes juste pour les tuer, avant de les réexpédier par camion dans leur pays d’origine et aux quatre coins de l’Europe. N’y a-t-il pas d’abattoir en Grèce ? Bien sûr que si, mais cela semble fou que cela soit moins cher de traverser l’Europe en camion avec du bétail vivant… On marche parfois sur la tête.
J’espère que cet article sur le sujet peu sexy des abattoirs vous aura intéressé. J’ai essayé d’être le plus honnête possible. Comme il s’agit d’une expérience personnelle, cet article est forcément subjectif, car j’ai ma propre sensibilité sur ce sujet. Chacun pense différemment. Aussi votre avis sur ce sujet si sensible et polémique m’intéresse.
Qu’en pensez-vous ?
Avez-vous également vécu une expérience de ce type dans un abattoir ? Partagez-vous certaines de mes conclusions ou avez-vous été choqué par ce que j’ai pu dire ici ?
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Plasticienne engagée, j’ai réalisé une série de dessins intitulée « Pouvoir d’achat ». Absurdité et cynisme des mots utilisés pour l’étiquetage des barquettes de viandes. Cette série de dessins aux crayons de couleur reprend mot pour mot les étiquettes des communicants de l’agroalimentaire. Affligeant comment les slogans font avaler n’importe quoi …
L’exemple d’emballage de votre article « où des petits dessins bien innocents viennent évoquer des jeux d’enfants » fera bientôt parti de la série !
A découvrir : https://1011-art.blogspot.fr/p/dessein.html
Merci 1011 pour ce partage et bravo pour votre travail !
C’est vrai que c’est frappant de voir comme le marketing peut nous laver le cerveau…
C’est dommage malheureusement que cela soit mis au service de la surconsommation uniquement. Peut-être parce que les bons produits ont une qualité qui se suffit à elle-même ?
En tout cas félicitations pour votre travail !
1011 a réalisé de nombreuses œuvres sur le sujet de la consommation alimentaire. Si cela vous intéresse, j’ai eu l’occasion de l’interroger sur son travail et sur l’objectif de sa démarche artistique : https://www.regimeconseil.fr/1011-laurence-rostaing.html
Article génial tout le monde devrait le lire ! Merci
Si chacun devait tuer lui-même les bêtes qu’il veut manger, nous serions certainement :
• plus respectueux envers les animaux
• nous mangerions la totalité de ce que l’animal nous offre par son sacrifice
• la viande serait de meilleure qualité car nous en connaîtrions l’origine et le mode d’élevage
• nous serions dans un circuit court, évitant ainsi des transports longs et mutilants
• nous prendrions mieux conscience du rapport Etre humain – animal
• finalement, nous mangerions certainement moins de viande
Cela se passait ainsi il y n’y a pas si longtemps dans nos campagnes, avant que la vague hygiéniste n’impose de grands centres d’abattage ressemblant de plus en plus à des usines. Finalement, cette évolution nous a déresponsabilisés face à nos besoins carnivores en nous rendant con…sommateurs et non consomm’acteur !
Il reste toutefois des producteurs qui veulent garder la maîtrise sur la chaîne de transformation de leurs bêtes pour lesquelles ils consacrent temps, énergie et passion. J’en veux pour preuve la Coop Amour à St Rémy près de Chalon-sur-Saône qui ne propose que ce qui est produit par les éleveurs sur les marché ou dans leur atelier-magasin. Cette formule remporte beaucoup de succès et n’est pas plus coûteuse que chez les autres bouchers. C’est donc à chacun de nous de faire le choix et d’utiliser son pouvoir d’achat de manière personnelle.
Bon appétit.
Yes, je partage ton point de vue !
Cependant, on ne peut pas tous tuer nous-même les bêtes que nous mangeons. Lorsque l’on vit à la campagne ou à proximité de la campagne, cela reste possible, mais dans une grande ville c’est impossible. Les abattoirs ont donc été créés pour cela et répondent à ce besoin.
Les abattoirs ont également l’avantage de répondre à certaines règles d’hygiène que les particuliers ne respectent pas toujours, par ignorance ou par manque de matériel.
Bonjour Julian , je viens de lire l’article « Les 10 enseignements sur la consommation de viande que j’ai compris après avoir travaillé dans un abattoir » .
Je trouve ton analyse absolument génial, tu n’est pas dans la critique mais dans l’observation tu abordes les points positifs et négatifs sans jugement, et dénigrement c’est un article comme celui ci qui fait avancé les choses et non toujours l’opposition, tout ce qui est dit dans l’article est vrai, je travail moi même pour ce groupe depuis 17 ans et il y a comme dans tout métier du plus et du moins
Je pense que tu peux le soumettre aux journaux de la région ou à des magazines économiques. bonne continuation
Bonjour Stéphane,
merci beaucoup pour ce retour super encourageant ! Ça m’a mis en joie pour la journée haha !
Je suis content que cet article plaise, encore plus si tu travailles toi-même pour le groupe Bigard. Je ne voulais pas être caricatural, c’est cool si j’y suis parvenu 😀
Bonne continuation et à bientôt peut-être sur le blog !
Merci beaucoup pour ce partage d’expérience et ces réflexions intéressantes. Pour les personnes qui voudraient végétaliser leur alimentation, tant qu’à faire ce peu, il y a le site Vegan Pratique (https://vegan-pratique.fr/) qui apporte conseils nutritionnels, recettes et plein d’autres choses pour aider à la transition. Notamment un Veggie Challenge (https://vegan-pratique.fr/veggie-challenge/) : vous vous inscrivez et vous recevez un email par jour pendant 21 jours avec un contenu positif et qualitatif (enfin c’est ce qu’on a essayé de faire !).
Bonjour Sébastien et merci pour ce commentaire 🙂
Les liens sont très intéressants, je pense que ça peut effectivement aider à comprendre le véganisme et la manière de le pratiquer.
J’ai écris un article sur mon expérience du végétarisme https://www.regimeconseil.fr/vegetarien-consommation-de-viande/, dans lequel j’explique que c’est tout de même galère à suivre, même si on a des milliers de bonnes raisons de le faire. Et je donne aussi mon avis sur le véganisme, qui est un avis très critique, puisque je trouve le véganisme dangereux et beaucoup trop extrême.
Si tu as une minute, ça m’intéresserais beaucoup d’avoir ton avis là-dessus, parce que peut-être que tu es toi-même végan et que tu entends souvent ce genre de remarque…
Si tu es d’accord, je trouve que ce serait super intéressant d’avoir l’avis de quelqu’un qui pratique ce régime alimentaire, pour affiner le débat.
En tout cas encore merci pour ton avis positif sur l’article ! J’essaie de faire de mon mieux et je suis content que cela plaise 😀